JMBN
du 7 octobre au 17 novembre 2017

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« Tant que durera l’inertie de l’époque actuelle, il faut inventorier systématiquement les problématiques envisageables, avec toute la prudence requise. Ainsi et malgré l’inconstance intrinsèque, il faut façonner chacune des alternatives déclinables, parce qu’il s’agit de notre dernière chance. »

 Texte généré automatiquement sur Internet
L’exposition se divise en deux espaces aux parois poreuses laissant le contenu de l’une se déverser discrètement dans l’autre et inversement. Deux mauvais films d’anticipation se jouent en parallèle. Ils parlent de l’enfance, de la création – ou plutôt du bricolage – , de l’oubli et de l’entêtement à ne rien vouloir oublier, jusqu’à ce que notre cerveau recréé, à force de s’obstiner à vouloir se souvenir, quelque chose de différent. Les œuvres sont ici des éléments de décor et des acteurs qui posent à nouveau la question qui obsède les artistes : quelle est la différence entre l’art et le reste ?

 Julie Marchal et Mathilde Barrio Nuevo

 « Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? »
À la recherche du temps perdu, Marcel Proust

La mémoire de l’enfance est une source riche mais hasardeuse de souvenirs. C’est un lieu de surgissements propice au pêle-mêle, à l’inventaire encombré, aux objets indistincts. Fort heureusement, il existe des esprits attentifs à y mettre un peu d’ordre : les artistes. Pour eux, la mémoire n’est pas seulement une source, c’est un gisement dans lequel on pioche et on creuse. Ils y trouvent caillasses de toutes tailles, pépites, or ou plomb. Et c’est lorsque l’on creuse qu’il faut prêter attention : c’est le moment décisif du tri, du classement, des saintes distinctions.

L’esthétique pop art de l’exposition Amorces ou caillasse nous plonge dans le surgissement hilare et pêle-mêle des formes du souvenir, comme cela est familier à chacun. Nous déballons toutes sortes d’objets de la boîte, et ce cadavre exquis mémoriel nous divertit un peu. Cependant cette atmosphère enfantine cache aussi cette question grave et essentielle : qu’est-ce, au juste, que le souvenir d’enfance ?

L’exposition, dans sa fraîcheur et sa générosité, pose la question en une formule simple mais efficace : on y distingue aisément les pièces centrales, massives, volumineuses – et les autres. Faisons l’inventaire de ces objets volumineux : un vélo renversé dont la roue tournant à vide suggère un accident ; un (immense !) flotteur de pêche et son hameçon ; un berger allemand – longtemps l’animal préféré des Français – mort. Enfin, reformulons autrement cet inventaire : la Chute, le Plaisir, la Mort. Reformulés ainsi, ces objets nous invitent à les regrouper comme « figures intemporelles du souvenir ». Ce sont des souvenirs qui sont en effet des archétypes, des totems, des figures ancrées dans l’humanité, connues de nos ancêtres et que nos enfants connaîtront. Des souvenirs qui ne sont pas seulement les nôtres et que l’on porte quand bien même nous ne les aurions pas vécus.

Tous les autres objets de souvenirs – photographies, logos, motifs de tricot, affiches, cartes postales – ne sont pas des figures, ce sont des images. Et ces images sont – avec une précision variable – étroitement associées à une époque – la nôtre. Notre culture (pop, forcément), si liée à la mode – à l’éphémère, au passager. Notre culture qui est la mode même. Figures intemporelles d’un côté, images temporelles de l’autre. L’impérissable et l’éphémère. Le légendaire et l’anecdote.

Intuitivement, la sensibilité des artistes a fait des figures intemporelles les objets les plus volumineux, parfois jusqu’à l’excès, quand les images – de par leur statut même d’image – sont plus discrètes, prennent moins la place. Les images tiennent lieu d’amorces narratives, elles permettent la circulation des lourdes figures collectives dans la fluidité et la souplesse de motifs singuliers. Les images intègrent de petites histoires dans l’Histoire et suscitent un esprit romanesque chez le spectateur.

D’un travail sérieux et sincère se précise ainsi sous nos yeux la formulation de notre question : comment articuler ces deux dimensions du souvenir ? Comment articuler l’enfant que furent tous les hommes de l’humanité et l’enfant singulier que nous étions ? Ces deux pôles se répondent, s’attirent et parfois amorcent des histoires. Ils semblent structurer l’exposition à la manière des natures mortes – que la langue anglaise a le bonheur de nommer still life : l’effort de rendre une vive représentation de ce qui est déjà mort. Le souvenir se présente dans ce fragile équilibre entre le périssable et le toujours vivant, entre le frivole et le sérieux. Fixer le souvenir c’est peindre une vanité.

C’est la générosité de cette exposition que de nous inviter avec légèreté et fraîcheur à de telles méditations – car elles nous traversent tous. Depuis notre enfance et celle de l’Homme, nous cessons de vouloir recomposer ces deux mondes, en faire un roman, leur donner une forme.

Quand nous y parvenons, nous appelons cela : Art.

 Frédéric Montfort, 2017